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75.
Le jour point. Je soulève une paupière. La lumière caresse ma chair à travers la pupille. L’autre paupière rechigne puis se hisse sans entrain. Je grogne en silence. Mes bras se rassemblent sur mon ventre. Mes genoux remontent vers mes hanches et entraînent mes jambes, les pieds dans l’axe. Je bascule sur le côté, presque en boule. Ma tête roule à flanc d’oreiller. Je me rassemble. Je m’imbibe de la flaveur de ma nuit. Un frisson sur l’échine cherche à gâcher mon plaisir. Je l’ignore. Je recouvre mon visage d’un pan de couette, laissant une maigre ouverture pour qu’entrent les lueurs de l’aurore. Mes mains reviennent vers mon nez. Deux doigts effleurent les narines. J’inspire un peu plus fort. Je tangue. Je me complais. Le premier véritable rayon de soleil de ce matin ricoche contre le mur trop blanc. Il m’invite à sortir. Je résiste. Ma chair est à son aise, au chaud, entière. La déployer résonne comme une distorsion, un renoncement.
Je me flatte la joue de ma main libre. J’ai envie d’un baiser. Je tends les lèvres. Rien ne vient. Je me serre un peu plus contre moi-même. Je me soude. Je me câline. Je me cajole avec le désir de quelque chose de plus fort, de plus doux en même temps, de capiteux. Mes draps sont impuissants. Mon souvenir est vague. Ma vessie trop pleine camoufle le moindre frémissement de ma vulve. D’un coup, le lit me paraît si grand et bien piètre fontaine de jouissance ! Je m’y ramasse encore. Pourtant. Et je persiste à y puiser un désir qui, à force de corps déchu, est devenu étranger à moi-même.
La lumière ricoche de plus belle. Je vais devoir fermer les yeux si je ne veux pas qu’elle m’atteigne, me fende, m’emplisse. Je les laisse ouverts. Je veux bien finalement qu’elle me dérange, chasse ma pulpe du confort amène de ma nuit. Je veux bien du jour. Je veux bien me déplier, ouvrir mes bras, tendre mes jambes, soulever la couette, m’asseoir un instant, enfiler une petite laine, d’un bond me retrouver sur pied et courir, courir… Mon caleçon tombe. Je pisse. J’aurais tellement voulu que mon bas ventre produise un autre liquide, que ma vulve déborde et m’inonde de ses humeurs amoureuses. Tellement. J’aurais voulu. J’ai froid. Je m’approche de la fenêtre. Je plisse les yeux. Le soleil sonde mon cœur. Il en perce le secret. Veinard ! [230d] [229d] [228d]
76.
C’est décidé.
On y va.
— Déjà ?
Judas ! Mais qu’est-ce que je vais bien pouvoir faire de Toi ?
Tu l’as dit Toi-même, que l’heure était venue, que tout était fini, que c’était maintenant, ou jamais.
Sortir.
Et Tu as raison. On n’a plus rien à faire ici. La liste est repue, le nichon a fait toutes ses révolutions et la chair souhaite enfin achever son processus de délitement.
— Il te reste les os.
Peu nous chaut, les os. Au besoin, on les emporte. Ils feront un parfait jeu de mikado. Ou un excellent combustible si dehors il faisait froid.
Allez ! On ne louvoie plus. Tout y est. Même le temps. Et l’espace.
Jaillir.
Comme la lumière.
Sortir.
On y va.
On se prépare. [226f]
On enfile le dictionnaire par-dessus le tire-bouchon. On fait un fagot de la Bible, de Dieu, de Jacques Lacan, de la couette, de la chaussette, du poisson qui pue et des chocolats. On les emmaillote avec la corde à linge auquel s’accroche le couteau suisse et la pince. La tarte aux fraises s’y agglutine. L’oreiller et la poupée les rejoignent. Le pétard sous la boîte de champignons demande qu’on lui fasse une petite place. On la lui fait, bien sûr. La lettre d’amour se colle au beurre de la tartine et profite du transport pour se glisser incognito dans l’équipage. L’échelle les suit. L’espace est exigu. La vachette, la paire de merguez en guise de cocarde, fonce dans le tas et s’y fiche, cornes en avant.
« Et l’histoire ? » s’écrie la poupée à l’instant précis où l’on allait tourner la tête pour décider de la direction à prendre. [224f]
L’histoire.
On y vient. On y va.
On y retourne.
Quelle histoire ?
On se fige.
On repose la liste sur le capiton. On s’assoit. On a envie de pleurer. On sort un tombereau de mouchoirs. On est affligée. Confuse aussi. Dépourvue. Démunie. L’histoire, on ne l’a pas. Et cette fois, le désespoir est le plus fort. Les sanglots fusent. Une marre se forme au fil du déluge. On a le cœur gros alors qu’on le croyait desséché. Et d’où viennent toutes ces larmes ?
— Du dérèglement climatique !
Judas ! Tu nous fais rire.
On préfère.
Merci.
C’est fini.
Sortir.
On le doit, quoi qu’il arrive.
On ravale nos sanglots. Le tire-bouchon nous encourage. Il dit que tout le monde a une histoire qui traîne, une histoire de boisson, une histoire qui dégénère. C’est si loin… et l’on n’est plus dans l’illusion. C’est une belle histoire qu’il nous faut, une histoire de joie, une histoire de foi.
— Une histoire d’amour ?
Judas ! Tu es beaucoup moins drôle.
On ne rit plus. On n’a plus le temps, ni de construire l’histoire, ni d’y croire.
Aimer.
Et se laisser embarquer.
Ce n’est pas si simple, Judas. Tu le sais à présent, l’amour, c’est compliqué, surtout quand c’est être aimée que l’on voudrait.
— Cela fonctionne dans les deux sens.
Tu crois ça, Judas ? Mais souviens-Toi…
— Il ne vaudrait peut-être mieux pas.
On s’approche de la clochette. On pose la tête sur sa robe en cuivre. La poupée rapplique et fait sa jalouse. La vachette la ramène dans le giron. On attend. On sait que l’histoire va venir. On est prête.
Sortir.
On regonfle les poumons. On bande les biceps. La chair recouvre une certaine plasticité. Les humeurs se sont dissipées, surtout les mauvaises. Le poisson qui pue assure l’odeur. On ouvre le dictionnaire. On tourne les pages. Une. Deux. Dix. Cent. On écarquille les yeux tellement c’est incroyable. En dépit de toutes les averses, les mots sont là.
Ils sont tous là.
Les mots sont revenus !
— C’est Pâques !
Oui Judas, ils y sont ! « Poulette », « cocotte » et « chocolat » !
Croquer.
Penser.
L’histoire nous attend.
Vraiment ?
On y croit.
— Vraiment ?
La la la. [231d] [283f]